17 août 2010

Mon hommage au Quai de Ouistreham : petits chefs, je vous méprise

L'intime et le public

En commençant ce blog, je n'avais pas perçu à quel point bloguer sur la société, c'est nécessairement se questionner très souvent sur le niveau d'intimité que l'on veut - ou que l'on peut - partager avec son lecteur. Jusqu'à présent, à cette question qui me revient en ritournelle à chaque fois que je sélectionne le champ "nouveau message" sur Blogger, j'avais répondu : juste un petit bout. J'ai donné assez d'éléments personnels pour humaniser l'écriture, mais pas suffisamment pour vous donner la moindre idée de qui je suis vraiment, et encore moins d'où je viens.

Les journalistes ont, j'en suis sûre, ce genre de problématique, mais ils sont enrichis par moult cours et vade-mecums pour la résoudre. Et surtout, ils sont payés pour laisser leur vie privée dehors, et être les arbitres des hors-jeu de la société (y parviennent-ils ? C'est un autre débat que j'ai partiellement dégoupillé ici il y a quelques semaines).

Pour une fois, et je dis bien pour une fois, je soulèverai un peu plus le voile, tout simplement parce que j'ai été très touchée par la lecture du Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, et parce que j'ai quelque chose à y ajouter qui nécessite que je me raconte un peu.

Aubenas ne fait pas dans l'intimisme,
Et c'est tant mieux

Ce n'est pas l'histoire d'une journaliste parisienne qui se fait passer pour une chercheuse d'emploi

Je ne vais pas vous faire la revue ni le résumé du livre de Florence Aubenas : beaucoup l'ont fait, à sa sortie il y a quelques mois, bien mieux que je ne pourrais le faire. Mais je souhaite vivement répondre à une critique que j'ai entendue récemment, que Florence se mettrait en valeur, qu'elle "incarnerait" les gens dont elle parle et que ce n'est pas bien, parce qu'elle jouerait à "vis ma vie de pauvre". C'est peut-être l'impression donnée par certaines revues de son livre (?), mais c'est archifaux.

Florence Aubenas ne fait pas un trip bourgeois chez les miséreux : avec sa plume, elle prend la photo, de la manière la plus neutre possible, d'un monde qui n'a pas de voix, parce qu'il est trop humilié pour en avoir une. Elle prend la photo d'un monde qui bien souvent n'a pas d'appareil photo, et qui, si même il en avait un, considèrerait que prendre des photos est un luxe, une distraction à la survie.

Avait-elle le choix entre faire des interviews de tous ces gens plutôt que de se faire passer pour l'une d'entre eux ? Non, car la plupart de ces personnes, elle ne les auraient pas trouvées autrement. Alors, basta avec ces idées que la plongée d'un journaliste dans un monde qui n'est pas le sien, c'est comme un "photographe de guerre qui laisse son appareil pour vivre sous les bombardements".

C'est l'histoire d'une journaliste qui veut être lue : et et et alors ?

Aubenas ne juge pas : elle écoute patiemment et elle retranscrit, d'une manière honnête et vraie. Elle n'essaie pas de faire de la littérature, et on sent pourtant qu'elle pourrait. La valeur de son travail est là-dedans : elle se met à l'arrière-plan pour présenter ce monde, délicatement, et de la manière la plus digeste possible pour nous, lecteurs fragiles et sensibles, qui pouvons cracher les 20 euros que coûtent le livre.


Florence ne fait pas un trip bourgeois, mais j'apprécie le fait qu'elle ait clairement écrit pour être lue : son livre est concis, pratique, ses histoires mémorisables et sa prose directe. Elle veut être lue par les bourgeois, par les élites, par les lettrés, par les politiques, par ses confrères, par vous, et par moi. Et c'est bien.

C'est l'histoire d'une journaliste qui veut être lue parce qu'elle a rassemblé les témoignages de ceux qui n'ont pas de voix

Le livre de Florence Aubenas est un rassemblement à la fois élégant et fort de constats, souvent frappants, sur la société actuelle, dont le leitmotiv est une humilation des personnes tellement permanente qu'elle est devenue un système. Avoir lu cet ouvrage, avoir vécu, avoir ouvert les yeux et refuser cet état des lieux revient à se cacher derrière son petit doigt. Merci, Florence, de nous montrer, par exemple, qu'une jeune femme de 25 ans a dit ceci l'année dernière :
"C'est du donnant-donnant avec le patron. Il faut savoir rester en bas pour réussir"
Nombre d'entre vous auront d'ailleurs vécu, directement ou indirectement, cette même humiliation : elle se décline sous de nombreuses formes. Je l'ai vécue pendant au total 7 mois de ma vie. Et j'ai de la chance :

Là je vais faire dans l'intimisme,
Et c'est tant pis

Je ne connais pas directement le monde des demandeurs d'emploi, sauf à dire que je m'approprie l'expérience de mon père en la matière, ce qui serait une gajeure. Je vivais seule et je travaillais quand il a perdu son emploi. J'étais hors du nid : j'ai moins senti sa chute.

Le Quai de Ouistreham a résonné en moi pour d'autres raisons, parce qu'il m'a remémoré d'autres sans-voix dont j'ai fait partie : celui des chômeurs en sursis d'une usine de logistique de Châteauroux. Châteauroux, mais c'est où ? C'est le gros point rouge, là :



Eh oui, trois (longs) étés de ma vie, pendant que mes copines de fac allaient se faire dorer à Antibes ou faisaient des stages non-rémunérés dans la boîte du copain de leur papa (ce qui me paraîssait un luxe merveilleux), j'ai fait les équipes dans un de ces grands hangars sans air conditionné, avec les quais à camions à l'arrière. Comme ça, je payais  partiellement mon prêt d'études de l'année précédente et j'engrangeais suffisamment pour ne pas devoir travailler du tout pendant l'année universitaire et me concentrer sur mes études sans trop dépendre de mes parents.

La société pour laquelle je travaillais était une boîte de logistique "à flux tendus" qui pourvoyait plusieurs chaînes de boutiques françaises. Les fringues moches et bon marché arrivaient de Chine, d'Inde ou du Sri Lanka, les boîtes étaient déballées, les fringues souvent puantes étaient étiquetées, puis remises dans des boîtes elles-mêmes rangées dans des grandes allées où les préparateurs de commandes venaient les chercher, avec des grands chariots qui pèsent des tonnes. Puis le tout était contrôlé et réexpédié par camion dans l'une des nombreuses boutiques. Parfois, les cartons livrés de Chine ou d'ailleurs contenaient de la merde. Ça faisait marrer certains. D'autres y voyaient sans doute à raison la misère des ouvriers de là-bas qu'on ne laissait, nous le supposions, pas aller aux toilettes et qui faisaient ce qu'ils pouvaient.

Un été, j'ai fait de l'étiquetage de "pendus" (vêtements sur cintres), debout toute la journée. Les deux étés précédents, j'avais tiré la floche de la préparation de commandes, que tout le monde appellait "tirage", parce qu'il faillait tirer ces chariots monstrueux. Et j'avais de la chance : j'étais étudiante et c'était temporaire. Et j'avais de la chance : j'étais étudiante en droit et je pouvais envoyer la sous-chef à la con se faire voir chez les Grecs quand elle m'aboyait que je ne pouvais pas aller aux toilettes avant d'avoir terminé de préparer ma commande (ce qui peut prendre un heure, voire, plus). Evidemment, j'y allais, parce que je savais qu'un employeur n'a pas le droit de restreindre ton accès aux pissoirs. Et évidemment, aujourd'hui encore, j'emmerde cette grosse poufiasse qui démontrait parfaitement qu'il n'y a rien de pire dans l'espèce humaine qu'un petit chef :


Petits chefs, je vous emmerde tous (enfin, presque) : vous êtes l'électricité dans les tuyaux du pouvoir, vous transmettez les ordres, vous êtes les garants de l'ordre établi surtout quand l'ordre établi pue.
Aaah, ça fait du bien de le dire.

Mais les employés permanents, ceux qui étaient là tout le temps, avec des CDD ou des CDI, n'allaient pas aux toilettes, ils se laissaient faire par la petite cheftaine qui ne se sentait plus pisser. Ils se laissaient faire aussi quand on leur demandait de travailler l'équipe de l'après-midi un jour, et puis celle du matin successif, ce qui ne leur donnait que huit heures entre une journée de travail et la suivante, au lieu des 11 heures minimum qui étaient déjà obligatoires. Etc, etc, etc. Et tout ça pour le SMIC. Et tout ça, c'était merveilleux, parce qu'ils avaient de la chance, se disaient-ils. Il y en avait mille qui attendaient à la porte pour prendre leur boulot s'ils dépassaient la ligne jaune et demandaient le respect de leurs droits.

Ces mille-là, je ne les ai jamais vus, ni quand j'entrais ni quand je sortais de ce putain d'enfer, où les seuls à avoir l'air conditionné étaient les employés de bureau, les ordinateurs et les POUBELLES.

Et j'ai de la chance : maintenant, j'ai un blog et j'ai le temps de lire Le Quai de Ouistreham.

Et jamais, au grand jamais, je n'entre dans aucune des boutiques où on vend des fringues bon marché. Je vous assure que je préfèrerais me ballader en pyjama plutôt que de faire vivre ces gens-là. Plutôt à poil que dans leur merde.

A bientôt.

I.O.

P.S. : un grand merci à Florence Aubenas si d'aventure elle lit ces lignes.



1 août 2010

Banksy : keep your coins, I want change

Il y a quelques semaines, autant dire en plein milieu de l'ère grecque de l'histoire de l'Interweb, je vous avais goupillé une petite galerie des oeuvres de Banksy, en pensant sortir un billet vous présentant le célèbre graffitiste britannique deux jours plus tard.

Puis la vraie vie m'a soudainement tapé sur l'épaule et m'a ordonné de soulever mon auguste derrière, ce que j'ai fait avec plaisir, vu qu'à ce moment là un fauteuil de jardin me servait de chaise de bureau. Aaah : mal de dos !



Me revoilà, toujours dépourvue d'un siège confortable, mais avec une envie d'écrire ce billet sur Banksy qui me démange. Et tant pis pour le mal de dos !


Underground, comme un rat

Si vous etes de bons élèves assidus, vous aurez remarqué que de temps à autre, je me plains à voix BASSE, parce que, oui, je suis juste un chouïa quelque peu ENERVÉE du manque de qualité de la vie en Grande-Bretagne.

Cela ne m'empêche pas, une ou deux fois par an, d'ouvrir les yeux sur les talents britanniques qui essaient de fleurir, et de redécouvrir les artistes plus établis, dont certains se recréent éternellement malgré la stagnation ambiante. "Artistes" : vous savez donc déjà que je ne vous parle pas de Damien Hirst, qui est pour moi le symbole du produit lourdingue étudié afin d'attirer l'attention des traders obsédés par ce que l'art peut "apporter" à leur High Net Worth. Ni de Guy Ritchie, pour lequel j'ai un petit peu plus d'affection, mais bon, qui est quand même assez gâté que pour faire des films (seulement avec des mecs, le pauvre) dans lesquels tous les dialogues semblent débités par la même personne.

Je trouve qu'au Royaume-Uni, comme presque partout en Occident, le meilleur est bien souvent underground, à moitié légal, fou, outsider, intello et arraché à la fois. Et surtout mais surtout, il n'est pas déprimant, mais au contraire à la fois réaliste et plein d'espoir. Il pointe sur ce qui cloche avec poésie et lucidité. On sent la douleur de l'artiste, mais aussi son manque de désir de se poser comme supérieur et juge. Et le meilleur symbole de ce mouvement, pour moi, c'est Banksy, dont la signature sur les murs de Bristol et de Londres est désormais légendaire. Banksy assume son profil underground; d'ailleurs, l'un des thèmes récurrents de ses graffitis sont les rats.


Qui est Banksy ?

Graffitiste pseudonyme
Banksy résume son constat cinglant sur le monde en jetant de la peinture sur les murs publics, de manière à la fois folle mais aussi réfléchie, sensible, mûre, chic et - oui - sexy. Ce faisant, il commet des actes illégaux, mais il ne le fait pas au hasard. Banksy exploite sa tribune comme un maître. Il a des choses à dire, il veut notre attention et il l'obtient, tout ca, sans que nous sachions qui il est.


Indices
Nous avons bien quelques indices, mais si peu, finalement, pour quelqu'un qui a commencé a laisser sa marque au début des années '90. De toute évidence, il vient de Bristol, puisque c'est là qu'il a débuté.

Certains disent qu'il est né en 1974 et qu'il était apprenti-boucher quand il a commencé à poser ses graffitis partout avec ses potes de DryBreadZ Crew. Certains disent que son vrai nom est Robert Gunningham ou Robin Banks, ou p'tet Robden. Mais cela n'a jamais été confirmé.

Pas mal d'insiders connaissent sans doute sa véritable identité, mais ils l'aiment assez pour faire ce qu'il leur a demandé: fermer leur gueule et ne pas la divulguer.

Interview
Il a donné une seule interview, en 2003 à Simon Hattenstone du Guardian, ce qui l'a de toute évidence dégouté des journalistes pour toujours. Je vous recommande absolument de la lire si vous kiffez le personnage. Il y a dit pas mal de choses : celle dont je me souviens le mieux, car tellement inattendue, est qu'il a décidé d'utiliser la méthode des pochoirs dans ses grafittis parce qu'il se sentait trop nul avec une bombe à peinture. Euh... for the record: j'aimerais etre nulle comme lui.

Il y a également dit qu'il avait commencé à faire des graffitis à quatorze ans simplement parce "mettre ton nom sur quelque chose qui ne t'appartient pas le rend tien. Tu peux posséder la moitié de la ville juste en mettant ton nom partout", comme ces étiquettes sur les cahiers de classe ou les vêtements à l'école.

Influences : Blek-le-Rat, Crass
Parce qu'il utilise pas mal la technique des pochoirs, il a été comparé à Blek-le-Rat qui opérait à Paris au début des années '80, ainsi qu'aux membres du groupe anglais punk-anar (désolée, je refuse d'utiliser le qualificatif "anarcho-punk", que je soupconne d'avoir été inventé par des sociologues hem... coincés) Crass.  Ces jeunes gens de Crass, pas trop hyper-satisfaits du monde qui les entouraient, "stencilaient" les rames du métro londonien à la fin des années '70 (ils ont aussi fait une grosse blague à Margaret Thatcher et Ronald Reagan pendant la guerre des Malouines, mais c'est une histoire que je vous raconterai une autre fois).
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Should it stay or should it go ?

Banksy ne demande à personne de payer pour jouir de son talent : il n'utilise aucunement ses droits d'artiste sur ses propres oeuvres. Il a un site web, mais il n'y vend rien. Comme il le fait dire au sans-abri qui fait la manche dans l'une de ses oeuvres majeures, reproduite au début de cet article:
"Keep your coins, I want change"
("Garde tes pièces, ce que je veux, c'est du changement")
Pour vous montrer l'humour du type, à la page "Shop" de son site (si, si : allez la voir) on peut lire ceci :

 "Banksy ne fournit pas de cartes de voeux ni de gravures sur toile. Il ne travaille pas sur commission ni ne vend de bagels sortis tout frais du four. Prenez tout ce qui vous plaira sur ce site, et faites-en votre chose (usage uniquement non commercial, merci)."

"Échanges et service des réclamations: pestcontroldept@googlemail.com"

"Banksy n'est pas sur facebook/twitter/myspace etc"
J'admire Banksy parce qu'il laisse le monde qui l'entoure décider de garder ou de jeter son message. Un peu comme un blogueur... Et comme un blogueur qui craint que son travail soit jeté aux oubliettes, Banksy a peur que nous decidions de nous débarrasser de ses graffitis, en ordonnant à nos employés de voirie de les couvrir de chaux. Il a d'ailleurs fait plusieurs fresques magistrales sur ce thème :



Qui aurait envie de recouvrir ca, grrr, si ce
n'est l'employé de la voirie forcé par son chef ?





L'air du temps ?
Sur Bansky, une question me tarraude : de quoi vit-il ? Il n'est surement pas un ange, qui vit de l'air du temps et du sourire des passants.

Il a bien accepté quelques commissions, comme de faire la couverture de l'album Think Tank de Blur, et des fresques aux Etats-Unis. Il a aussi réalisé un film "Exit through the gift shop", qui a été présenté au Sundance Festival cette année. Il avait également commencé à vendre ses sculptures; il en faisait deux copies de chaque: une qu'il vendait, une qu'il donnait. Je ne sais pas ce qu'il est advenu de ce projet.

Il a dit lors de son interview au Guardian en 2003 que ses parents pensaient qu'il était peintre-décorateur. Ben ouais ! Et moi j'ai dit à ma maman que j'étais juriste, mais en vrai, je suis blogueuse, hein.

A bientôt !